La cloche fêlée
Un sonnet souvent décrié des
Fleurs du Mal · La Cloche fêlée
Agnès DISSON
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver, D'écouter, près du feu qui palpite et fume, Les souvenirs lointains lentement s'élever Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante, Jette fidèlement son cri religieux, Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts, Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
Dès l'avertissement Au lecteur qui, dans les trois éditions précède Les Fleurs du Mal, 1'Ennui y est présenté comme
Dans la ménagerie infâme de nos vices, ... (le) plus laid, (le) plus méchant, (le) plus immonde!
A cet
ennui- c'est
à
dire
au
spleen- sont
consacrés 24 poèmes de la
première section du recueil (pièces 65-85 de l'édition de 1861). Quatre d'entre eux (75- 78) sont intitulés
Spleen; La Cloche fêlée les précède immédiatement.
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Il est inutile d'épiloguer une fois encore sur une définition du spleen baudelairien: angoisse plus profonde que le mal romantique, détresse plus torturante et essentiellement métaphysique, nostalgie d'une âme déchue, exilée irrémédiablement, sans espoir de libération: puisque c'est ''le Diable qui tient les fils qui nous gouvernent~ Il semble plus intéressant de se demander pourquoi les commentateurs de Baudelaire, d'ordinaire plus prolixes, se sont aussi peu penchés sur ce poème. La désaffection a été unanime, le rejet souvent péremptoire: Vivier 111 \'a jusqu'à
classer ce sonnet parmi les poèmes "mal composés:' La Cloche fêlée pourtant, de par sa position dans le recueil, constitue une sorte d'introduction à la série des poèmes intitulée Spleen,