Le grand et le concept de valeur
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SYLVAIN PIRON ALBERT LE GRAND ET LE CONCEPT DE VALEUR
Au fil de ses nombreux travaux, Giacomo Todeschini a mis en évidence l’existence d’un lexique économique chrétien, antérieur à toute élaboration théorique d’une pensée de l’économie, véhiculé aussi bien par des métaphores religieuses que dans un discours portant sur l’administration des biens sacrés1. Sans remettre en cause la richesse et l’importance de ce niveau d’analyse, je voudrais suggérer ici une autre piste qui me paraît complémentaire. L’émergence, au cours du XIIIe siècle, d’une réflexion plus articulée portant sur la morale des échanges ne peut s’interpréter comme le seul résultat d’une mutation interne de ce discours chrétien, pas plus qu’elle ne peut se réduire à l’effet d’une redécouverte d’œuvres classiques récemment remises en circulation telle que l’Éthique à Nicomaque. Pour rendre compte de ce changement de registre, il faut introduire une autre dimension qui concerne tout simplement l’ancrage de la théologie morale scolastique dans la société médiévale. Le mouvement qui conduit les moralistes chrétiens à proposer à différents groupes sociaux des normes de comportement et de justice n’est jamais à sens unique ; il comporte inévitablement en retour une part de réflexion sur les pratiques concernées. Le plus souvent, l’opération n’est pas revendiquée comme telle. Elle peut se produire, à l’insu des auteurs, par le simple fait de reprendre ou de traduire des termes vernaculaires d’usage courant. Dans le domaine de la pensée économique et politique, l’intérêt proprement historique des œuvres savantes tient pour une bonne part à la manière dont elles exploitent ce matériau linguistique, en thématisant des notions communes. Ce faisant, elles explicitent et rendent intelligibles les préconceptions que charrie ce
1 La synthèse de