confier la narration au héros malheureux d'une passion funeste, c'est, à l'évidence, l'inviter à dégager des circonstances atténuantes. Des Grieux ne s'en prive pas, et l'on est enclin à hésiter sur ce qui l'emporte de son aveuglement ou de sa roublardise pour mettre en valeur les bonnes raisons que nous avons de le disculper. D'abord, il s'agit d'êtres jeunes, deux adolescents. Après tout les roueries de Manon sont de mauvaises farces et elles semblent l'amuser beaucoup. Le milieu social, sans être une excuse, est néanmoins un terrain privilégié de tentations : les dernières années du règne de Louis XIV sont marquées par une rapide dissolution des mœurs, qu'explique le recentrage de la vie sociale à Paris, loin de l'ennui de Versailles, et Des Grieux sait parfaitement se servir de l'argument pour autoriser son inconduite : « Comme il n y avait rien, après tout, dans le gros de ma conduite, qui pût me déshonorer absolument, du moins en la mesurant sur celle des jeunes gens d'un certain monde, et qu'une maîtresse ne passe point pour une infamie dans le siècle où nous sommes, non plus qu'un peu d'adresse à s'attirer la fortune du jeu, je fis sincèrement à mon père le détail de la vie que j'avais menée. A chaque faute dont je lui faisais l'aveu, j'avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec une maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage : M. le duc de... en entretient deux, aux yeux de tout Paris ; M. de... en a une depuis dix ans, qu'il aime avec une fidélité qu'il n'a jamais eue pour sa femme ; les deux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d'en avoir. J'ai usé de quelque supercherie au jeu : M. le marquis de... et le comte de... n'ont point d'autres revenus ; M. le prince de... et M. le duc de... sont les chefs d'une bande de chevaliers du même Ordre.» Ainsi cette géographie de la débauche que dessine l'aventure de Des Grieux semble laisser intacts les deux amants qui s'y égarent :