Montaigne
Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses ; et nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit ; c’est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois et César, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la roidir, soumettant par vigueur de courage[3] à l’usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées ; sages, s’ils eussent cru que c’était là leur ordinaire vacation[4], cette-ci[5] l’extraordinaire. Nous sommes de grands fols : « Il a passé sa vie en oisiveté », disons-nous : « Je n’ai rien fait d’aujourd’hui. » Quoi ! avez-vous pas vécu ? c’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de nos occupations. « Si on m’eût mis au propre des grands maniements[6], j’eusse montré ce que je savais faire ». Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes ; pour se montrer et exploiter[7], nature n’a que faire de fortune ; elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l’ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules[8] pour le plus. C’est aux petites âmes, ensevelies du poids des affaires, de ne s’en savoir purement démêler, de ne les