Pierre clastres, la société contre l'etat (1974)
Les sociétés primitives sont des sociétés sans Etat : ce jugement de fait, en lui-même exact, dissimule en vérité une opinion, un jugement de valeur qui grève dès lors la possibilité de constituer une anthropologie politique comme science rigoureuse. Ce qui en fait est énoncé, c'est que les sociétés primitives sont privées de quelque chose -l'Etat- qui leur est, comme à toute autre société -la notre par exemple- nécessaire. Ces sociétés sont donc incomplètes. Elles ne sont pas tout à fait de vrais sociétés -elles ne sont pas policés- elles subsistent dans l'expérience peut être douloureuse d'un manque -manque de l'Etat- qu'elles tenteraient, toujours en vain, de combler. Plus ou moins confusément, c'est bien cela que disent les chroniques des voyageurs ou les travaux des chercheurs : on peut pas penser la société sans l'Etat, l'Etat est le destin de toute société. On décèle en cette démarche un ancrage ethnocentriste d'autant plus plus solide qu'il est le plus souvent inconscient. La référence immédiate , spontanée, c'est, sinon le mieux connu, en tout cas le plus familier. Chacun de nous porte en effet en soi, intériorisé comme la foi du croyant, cette certitude que la société est pour l'Etat. Comment dès lors concevoir l'existence même des sociétés primitives, sinon comme des sortes de laissé pour compte de l'histoire universelle, des survivances anachroniques d'un stade lointain partout ailleurs depuis longtemps dépassé ? On reconnaît ici l'autre visage de l'ethnocentrisme, la conviction complémentaire que l'histoire est à sens unique, que toue société est condamnée à s'engager en cette histoire et à en parcourir les étapes qui, de la sauvagerie, conduisent a la civilisation. « Tous les peuples policés ont été sauvages », écrit Raynal. Mais le constat d'une évolution évidente ne fonde nullement une doctrine qui, nouant arbitrairement l'état de civilisation de l'Etat, désigne ce dernier comme terme