Biographie par les camps
NACH DEM ABORT, VOR DEM ESSEN HÄNDE WASCHEN, NICHT VERGESSEN
(Aprsè les latrines, avant de manger,
Lave-toi les mains, ne l’oublie jamais)
Pendant des semaines, j’ai considéré ces incitations à l’hygiène comme de simples traits d’esprit typiquement germaniques […]. Mais j’ai compris ensuite que leurs auteurs anonymes avaient effleuré, sans doute à leur insu, quelques vérités importantes ? Ici, se laver tous les jours dans l’eau trouble d’un lavabo immonde est une opération pratiquement inutile du point de vue de l’hygiène et de la santé, mais extrêmement importante comme symptôme d’un reste de vitalité, et nécessaire comme instrument de survie morale.
Je dois l’avouer : au bout d’une semaine de captivité, le sens de la propreté m’a complètement abandonné. Me voilà traînant les pieds en direction des robinets, lorsque je tombe sur l’ami Steinlauf, torse nu, occupé à frotter son cou et ses épaules de quinquagénaire sans grand résultat (il n’a pas de savon) mais avec une extrême énergie. Steinlauf m’aperçoit, me dit bonjour et de but en blanc me demande sévèrement pourquoi je ne me lave pas. Et pourquoi devrais-je laver ? Est-ce que par hasard je m’en trouverais mieux ? Est-ce que je plairais davantage à quelqu’un ? Est-ce je vivrais un jour, une heure de plus ? Mais pas du tout, je vivrais moins longtemps parce que se laver représente un effort, une dépense inutile de chaleur et d’énergie. Est-ce que par hasard Steinlauf aurait oublié qu’au bout d’une demi-heure passée à décharger des sacs de charbon, il n’y aura plus aucune différence entre lui et moi ? Plus j’y pense et plus je me dis que se laver la figure dans des conditions pareilles est une activité absurde, sinon frivole : une habitude machinale ou, pis encore, la lugubre répétition d’un rite révolu. Nous mourrons tous, nous allons mourir bientôt : s’il me reste dix minutes entre le lever et le travail, j’ai mieux à faire, je veux rentrer en