Bourdieu culture legitime
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Les goûts (c’est-à-dire les préférences manifestées) sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à se justifier, ils s’affirment de manière toute négative, par le refus opposé à d'autres goûts : en matière de goût, plus que partout, toute détermination est négation ; et les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d'horreur ou d'intolérance viscérale (« c'est à vomir ») pour les autres goûts, les goûts des autres. Des goûts et des couleurs on ne discute pas: non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature - et il l'est quasiment, étant habitus -, ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du contre-nature. L'intolérance esthétique a des violences terribles. L'aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes : l 'homogamie est là pour en témoigner. Et le plus intolérable, pour ceux qui s'estiment détenteurs du goût légitime, c'est par-dessus tout la réunion sacrilège des goûts que le goût commande de séparer.
Ce que l’idéologie du goût naturel oppose, à travers deux modalités de la compétence culturelle et de son utilisation, ce sont deux modes d’acquisition de la culture : l’apprentissage total, précoce et insensible, effectué dès la prime enfance au sein de la famille et prolongé par un apprentissage scolaire qui le présuppose et l'accomplit, se distingue de l'apprentissage tardif, méthodique et accéléré, non pas tant, comme le veut l'idéologie du « vernis » culturel, par la profondeur et la durabilité de ses effets, que par la modalité du rapport à la langue et à la culture qu'il tend à inculquer par surcroît. Il confère la certitude de soi, corrélative de la certitude de détenir la légitimité culturelle et l'aisance, à laquelle on identifie l'excellence ; il produit ce rapport paradoxal, fait d'assurance dans l'ignorance (relative) et de désinvolture dans la familiarité que