Ficelle
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LA FICELLE[1] Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans[2] et leurs femmes s'en vont vers la petite ville, car c’est le jour de marché. Les hommes vont, à pas tranquilles, penché[3] en avant à chaque mouvement de leurs longues jambes, le corps plié par tous les durs travaux de la campagne. Leur blouse bleue semble un ballon prêt à s'envoler, d'où sortent une tête, deux bras et deux pieds. Les uns tirent au bout d'une corde une vache, un veau. Et leurs femmes, derrière l'animal, lui fouettent[4] les côtés d'une branche pour qu’il marche plus vite. Elles portent au bras de larges paniers[5] d'où sortent des têtes de poulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchent d'un pas plus court et plus rapide que les hommes, le corps droit et maigre, la tête enveloppée d'un linge blanc collé sur les cheveux. Puis une voiture passe, tirée par un petit cheval. Dedans, il y a deux hommes assis côte à côte qui remuent[6] d’un côté et de l’autre une femme dans le fond qui tient le bord pour ne pas tomber à chaque fois que la voiture saute sur la route. Sur la place de Goderville, il y a une foule[7], une foule d’hommes et de bêtes[8] mélangés. Au-dessus de cette foule, on voit les cornes des bœufs et les hauts chapeaux à longs poils des paysans riches ; les voix font un grand bruit qui ne cesse pas, et au milieu de tout ce bruit on entend parfois le gros rire d’un paysan ou le long cri d'une vache attachée au mur d'une maison. Tout cela sent la sueur[9], le lait, le foin[10], une odeur de bête et d’homme de la campagne. Maître Hauchecorne, de Bréauté, vient d'arriver à Goderville, et il va vers la place. Soudain, il aperçoit par terre un petit bout de ficelle. Maître Hauchecorne, économe en vrai Normand, n’aime rien perdre, pense que tout ce qui peut servir est bon à ramasser[11]; et il se baisse