Une Vie
Simone Veil
La déportation (P.61 à 80)
« Au début, notre bloc était presque uniquement constitué de Françaises. Petit à petit, au gré des commandos auxquels nous étions affectées, quelques changements sont intervenus, mais nous sommes essentiellement restées entre Françaises. La surveillance et le contrôle étaient assurés par celles qu'on appelait les stubova, des juives déportées comme nous, le plus souvent polonaises. Les sévices lourds restaient le privilège des SS, mais ces filles ne se gênaient pas pour nous distribuer des gifles et des coups. Tout au long de ma détention, elles se sont montrées plutôt gentille avec moi, comme elles l'étaient d'ailleurs avec les plus jeunes. Nous nous heurtions alors à un autre problème : il fallait se méfier lorsqu'elles venaient trop entreprenantes. La plupart d'entre nous avions beau être naïves et innocentes, nous étions suffisamment alertées. Nous savions que si une kapo offrait une tartine avec du sucre, elle ne tarderait pas à dire : « Ah, si on dormait la toutes les deux, ça serait si bien. » Il fallait avoir le courage de lui répondre : « Merci, ça va, je n'ai pas sommeil. » Cette ambiguïté sexuelle rôdait en permanence dans les rapports de ces femmes avec les plus jeunes. Aujourd'hui il suffit d'évoquer ce genre de situation pour que d'anciens déportés s'en scandalisent. Ils oublient que des jeunes gens ont survécu grâce à des protections de ce genre, accompagnées ou non de contreparties. Quant à moi je me refuse à tout jugement dans ce domaine. Vaille que vaille, nous nous faisions à l'effroyable ambiance qui régnait dans le camp, la pestilence des corps brûlés, la fumée qui obscurcissait le ciel en permanence, la boue partout, l'humidité pénétrante des marais. Aujourd'hui, quand on se rend sur le site, malgré le décor des baraques, des miradors et des barbelés, presque tout ce qui faisait Auschwitz a disparu. On ne voit pas ce qui a pu se dérouler en ces lieux, on