L'homme et le mal
En affrontant le problème du mal, la philosophie s’est montrée au cours des siècles extraordinairement démunie si ce n’est même proprement insuffisante, au point qu’il ne semble pas hasardeux d’affirmer que si Augustin et Pascal disent des choses si profondes sur le sujet, c’est moins comme philosophes que comme chrétiens. Ce n’est qu’à partir de Kant, avec sa critique de la théodicée et sa théorie du mal radical, que la situation s’est améliorée à travers les coups de sonde fructueux du jeune Hegel, la forte méditation du Schelling de la maturité, l’ample systématisation de Schopenhauer et les dérangeantes provocations de Nietzsche; mais il reste beaucoup à faire. Un énorme travail attend la philosophie dans ce domaine où Kant, et non Fichte, Schelling et non Hegel, Schopenhauer et non la philosophie facile et rhétorique de la moitié du dix-neuvième siècle, Nietzsche et non l’irrationalisme qui en procède, l’existentialisme authentique et non ses contrefaçons les plus répandues, ont ouvert quelques éclairantes perspectives.
Qu’en traitant du mal, la philosophie tende à être réductrice est un fait non moins réel que déconcertant; les raisons en sont nombreuses et différentes. La première et la plus évidente est que, normalement, la philosophie cantonne le problème du mal au domaine de l’éthique, sphère trop restreinte en vérité pour une question si énorme et bouleversante, et dont la réflexion apparaît totalement inadéquate à un sujet si central et décisif. Le mal, entendu comme alternative de l’option morale ou comme perte de valeur sur un plan axiologique, est un événement également très grave sur le chemin pourtant difficile de la vertu; et la douleur, comprise comme obstacle à ce bonheur, inséparablement lié à la vertu conçue rationnellement, est un malheur qu’il faut maîtriser et vaincre par un difficile exercice d’ascèse et d’impassibilité. Mais un traitement qui s’en tiendrait à cela serait bien