zweig_confusion_des_sentiments
LA CONFUSION DES
SENTIMENTS
Notes intimes du professeur R. de D.
Traduction Alzir Rella et Olivier Bournac
1926
Ils ont eu une exquise pensée, mes étudiants et collègues de la Faculté : voici, précieusement relié et solennellement apporté, le premier exemplaire de ce livre d’hommage qu’à l’occasion de mon soixantième anniversaire et du trentième de mon professorat, les philologues m’ont consacré. Il est devenu une véritable biographie : il n’y manque pas le moindre de mes articles, pas la moindre de mes allocutions officielles ; il n’est pas d’insignifiants comptes rendus, parus dans je ne sais quelles
Annales de l’érudition, que le labeur bibliographique n’ait arrachés au tombeau de la paperasse. Toute mon évolution, avec une netteté exemplaire, degré par degré, comme un escalier bien balayé, est là reconstituée jusqu’à l’heure actuelle. Vraiment, je serais un ingrat si cette touchante minutie ne me faisait pas plaisir. Ce que j’ai cru moi-même effacé de ma vie et perdu se retrouve, dans ce tableau, présenté avec ordre et méthode : oui, je dois avouer que le vieil homme que je suis, a contemplé ces feuilles avec le même orgueil que jadis éprouva l’étudiant devant le certificat de ses professeurs qui, pour la première fois, attestait son aptitude à la science et sa volonté de travail.
Cependant, après avoir feuilleté ces deux cents pages appliquées et regardé attentivement cette sorte de miroir intellectuel de moi-même, il m’a fallu sourire. Était-ce vraiment là ma vie ? Se développait-elle réellement en des spirales marquant une si heureuse progression depuis la première heure jusqu’à maintenant, ainsi que, documents imprimés à l’appui, le biographe la dessinait ? J’éprouvais exactement la même impression que lorsque pour la première fois j’avais entendu ma propre voix parler dans un gramophone : d’abord je ne la re-
connus pas du tout ; sans doute c’était bien ma voix, mais ce n’était que celle qu’entendent les autres et non pas celle que je