Heros de roman
Si l’on accepte de nuancer les histoires littéraires qui situent traditionnellement l’âge d’or du personnage au XIXe siècle, sous la plume des grands romanciers comme Balzac, Flaubert ou Stendhal, il est facile de s’apercevoir qu’il existe déjà, et de manière très forte, au XVIIIe. La production littéraire des années 1730-1790 ne se réduit pas aux seules Lumières dont l’éclat a malencontreusement occulté le rôle de la fiction à la même époque. Le XVIIIe siècle reste, en termes numériques, le siècle du roman autant que du combat d’idées : plus de 260 titres voient le jour entre 1700 et 1720 (Bibliographie du genre romanesque français, 1751-1800, A. Martin, V. Mylne et R. Frautschi, Londres-Paris, 1977), contre 63 en Angleterre sur la même période. Cet essor du roman est tel qu’il touche un public de plus en plus large et finit par représenter une menace pour les institutions pédagogiques et religieuses : les privilèges d’impression lui sont interdits en 1737 et il fait l’objet, pendant plusieurs d’années, d’une véritable censure. Les autorités lui reprochent, outre son absence de « poétique» fondatrice, l’immoralité d’un propos qui incite au vice par la peinture de l’amour. Le roman des Lumières se voit condamné avec une sévérité d’autant plus grande qu’il touche de très nombreux lecteurs, bénéficiaires des nouveaux cercles culturels — académies régionales, cabinets de lecture, collections populaires comme la bibliothèque bleue — qui facilitent la diffusion et la circulation du savoir. Cette situation paradoxale, qui voit le genre le plus populaire exposé à toutes les critiques, constitue pour une grande part ce que George May appelle « le dilemme du roman au XVIIIe siècle » : condamné à se travestir ou à se nier comme genre, le roman est partout sans pourtant exister de manière légitime. Ce pouvoir de rayonnement, abstraction faite des fantasmes qui l’entourent, le roman le doit principalement à sa puissance