Cet article se propose d’évaluer les “marges” et les “frontières” dans la littérature coloniale (“colonial novel”) du début du XXème siècle. Kipling et Forster évoluent à la charnière de l’esthétique réaliste et du modernisme : porteurs d’une nostalgie de l’idéal de totalité et d’unité, Kim et A Passage to India sont parcourus par des forces centrifuges, tendus entre l’idéologie coloniale et l’altérité indienne. Moins crispée que celle de Kipling sur la nécessité de résolutions synthétiques, l’écriture forstérienne subvertit sans doute davantage le canon réaliste. En revanche, Kipling joue davantage sur la polyglossie et la diversité des langues de l’Inde, qui délimitent des zones ontologiques où se joue l’identité des êtres. La littérature française sur l’Indochine, plus “universaliste”, cloisonne les langues et le français reste la langue du centre. Un personnage des marges cristallise les fantasmes et tend à abolir les frontières coloniales : le métis, disqualifié par cela même qui fait son identité : sa double appartenance. Le roman colonial le plus novateur est précisément celui qui déjoue les frontières et les limites souvent rigides, imposées par la société coloniale mais aussi par l’héritage littéraire du modèle réaliste. C’est en quoi Kipling et Forster sont sans doute plus novateurs que Daguerches et Farrère.< La littérature coloniale s’inscrit à l’évidence dans une problématique du centre, privilégiant la métropole comme point focal du pouvoir, par rapport au pays colonisé, réduit à la périphérie et aux marges géographiques de l’Empire [1]. Ce courant littéraire, qui a connu son apogée dans les premières décennies du XXe siècle peut se définir selon J. M. Moura, notamment par un critère stylistique, le réalisme, et un critère idéologique, l’approbation plus ou moins forte de la colonisation [2]. Mais cette littérature n’est cependant pas monologique et n’annule pas pour autant tout dialogue entre le centre et la périphérie : elle porte en elle une